[Neuromythe] Que peut-on dire de l’idée « d’intelligences multiples » et de son application en classe ?

L’idée d’intelligences multiples a été développée par Howard Gardner, professeur à la Harvard Graduate School of Education. Cet auteur identifie 8 formes d’intelligence :

1. Intrapersonnelle : la capacité à reconnaître et comprendre ses propres humeurs, désirs, motivations, intentions ;

2. Interpersonnelle : l’habileté à reconnaître et comprendre les humeurs, désirs, motivations, intentions des autres ;

3. Logico-mathématique : l’habileté à résoudre des problèmes abstraits, à comprendre des calculs et équations ;

4. Kinesthésique : la capacité à manier et bouger son corps pour créer des productions, ou résoudre des problèmes (par exemple en danse) ;

5. Verbale : la capacité à analyser de l’information et à créer des ressources impliquant le langage oral et écrit. Elle est très représentée dans l’enseignement du français par exemple ;

6. Musicale : l’habileté à produire des patterns de sons, à leur donner du sens et à s’en rappeler ;

7. Visuo-spatiale : la capacité à reconnaître et manipuler des images ;

8. Naturaliste : l’habileté à identifier et distinguer différents types de plantes, animaux ou toutes autres espèces animales.

L’idée des intelligences multiples vise notamment à critiquer l’hégémonie du QI et l’idée selon laquelle l’intelligence serait unique (et innée).

Les tests de QI ont été critiqués, entre autres par Howard Gardner, car : ils pourraient amener à catégoriser les élèves comme intelligents ou non de naissance ; ils offriraient une version « restreinte » de l’intelligence, la cantonnant aux domaines verbaux et logico-mathématiques et ne rendraient donc pas compte de la diversité des habiletés des individus. Un des attraits de l’idée des intelligences multiples est qu’elle permet, pour reprendre les mots de Bruno Hourst, qui l’a introduite en France, d’être « tous intelligents », et de valoriser des domaines de compétences traditionnellement considérés comme secondaires (pensons par exemple à l’enseignement de la musique, typiquement moins prégnant que celui des langues ; ou au moindre prestige des activités physiques par rapport à des raisonnements logiques mathématiques). 


Comment définir une intelligence « selon Gardner »?

Pour mieux comprendre le succès de la théorie d’Howard Gardner, mais aussi les critiques scientifiques dont elle a fait l’objet, il convient de revenir sur la manière dont il a dressé la liste ci-dessus. Qu’est-ce qui définirait une aptitude qualifiée d’intelligente ? Tout d’abord, pour Gardner, elle doit être associée à la résolution de problèmes ou de difficultés. La perception des visages, par exemple, bien que reposant sur un mécanisme cérébral complexe, est chez la grande majorité des humains automatique : elle ne nécessite pas la résolution d’un problème explicite (imaginez sinon la difficulté à reconnaître toutes les personnes que nous rencontrons dans une journée !). Une intelligence, de plus, doit être valorisée et considérée comme utile et importante, au moins dans certaines cultures. C’est pourquoi, au sein de l’ « intelligence musicale », on ne dissociera pas l’intelligence du rythme et celle des tons, car cette distinction serait peu pertinente pour la société ou le développement personnel. A ces idées principales, d’autres critères scientifiques viennent s’ajouter.

L’intelligence doit :

1.  Avoir une structure et un fonctionnement neuronal distincts. Par exemple, un individu ayant une lésion précise à un endroit du cerveau manifestera un trouble spécifiquement lié à une forme d’intelligence ;

2.  Etre identifiée chez des populations exceptionnelles : des prodiges ou au contraire des personnes relativement démunies pour une certaine forme d’intelligence. On pourra identifier Mozart comme ayant une forte « intelligence » musicale, Balzac étant doté d’une puissante « intelligence linguistique » ;

3.  Avoir une trajectoire développementale distincte. On doit pouvoir retracer, au cours du développement, son élaboration : quelles en sont les étapes ? Les moments clefs ? ;

4.  Avoir une histoire et fonction dans l’évolution. Par exemple, l’intelligence « inter-personnelle » permettrait la coopération et/ou la compréhension des états mentaux de ses adversaires, ce qui peut favoriser la survie ;

5.   Pouvoir être encodée dans des systèmes symboliques, tels que les chiffres, lettres, ou encore les notes de musique ;

6.   Pouvoir être distinguée par des tâches expérimentales. Des tests scientifiques montreraient par exemple que l’on peut être bon dans le domaine de l’intelligence linguistique, mais pas naturaliste. Des compétences acquises en utilisant une forme d’intelligence pourraient ne pas se transférer à une autre ;

7.    Etre validée par la psychométrie. Il s’agit d’un domaine de recherche qui teste la validité scientifique des instruments de mesure. Il serait possible de créer des instruments évaluant des types spécifiques et dissociés d’intelligence ;

8.    On doit pouvoir expliquer ses mécanismes de traitement de l’information.

(NOTE: Ces critères sont très développés, pour chaque forme d’intelligence, dans le livre américain Frames of Mind de Howard Gardner. Ils sont nettement moins présents dans la traduction française Les intelligences multiples, et parfois pas du tout mentionné par les médias de vulgarisation focalisés sur l’application pratique de la théorie de Gardner. Pourtant, revenir à ces critères permet de comprendre certaines controverses scientifiques).


Controverses scientifiques autour de la question des intelligences multiples

Les « intelligences » sont entourées de flou: on ne peut pas justifier leur choix ni appliquer des critères bien identifiés pour les reconnaitre chez l’un ou l’autre élève.

Certains auteurs, comme le psychologue américain Daniel Willingham, très proche du domaine de l’éducation, critiquent le flou entourant les critères de définition des intelligences : ils ne seraient pas totalement contraignants, et ne permettraient pas d’expliquer pourquoi d’autres formes d’intelligences ne sont pas inclues (l’humour, ou la mémoire, par exemple).

De fait, Gardner annonce qu’une intelligence peut ne pas satisfaire tous les critères énoncés, mais la majorité d’entre eux. Il avance même, dans Frames of Mind, que la sélection d’une intelligence peut relever d’un critère non purement scientifique…

Un tel flou est néfaste, car la réplicabilité est un critère très important pour les scientifiques : les règles permettant de sélectionner une intelligence ou une autre devraient pouvoir être appliquées par plusieurs personnes indépendantes les unes des autres.

Intelligence ou capacités? La distinction n’est pas claire d’un auteur à un autre

D’autre part, relativement à la critique de Willingham, Gardner postule que les intelligences s’appliquent à un contenu spécifique : elles seraient à séparer des capacités horizontales, comme l’attention ou la motivation6. Mais cette distinction n’est parfois pas prise en compte par d’autres chercheurs. Ainsi, Olivier Houdé7, chercheur en psychologie du développement, propose d’ajouter une forme d’intelligence qui correspondrait à l’inhibition. L’inhibition permettrait, selon le type de tâches à effectuer, de mettre en œuvre certains types de traitement de l’information plutôt que d’autres. Elle permettrait à un  individu de s’adapter à diverses situations d’apprentissage en mobilisant les réseaux neuronaux pertinents. Cette compétence est horizontale, et on voit bien ici la difficulté d’utiliser le terme « d’intelligence » en se basant sur des critères distincts d’un auteur à l’autre.

Le facteur « g »

En fait, lorsqu’on parle d’intelligence, le débat est surtout centré autour de la question du « facteur g ». Les analyses psychométriques montrent des corrélations entre la réussite à des tâches de divers domaines. En d’autres termes : les tests de QI mesurent bien quelque chose, même si cette « chose » est difficile à définir. On voit que le résultat obtenu à un test de QI est reproductible (on refait le test et le résultat est le même) et se conserve aussi en grande partie au cours de la vie. On voit aussi que les résultats au test de QI sont internalement cohérents : les résultats dans les tests plutôt mathématiques sont proches de ceux plutôt verbaux ou logiques… Quelque chose de commun relie les différentes composantes évaluées par les tests de QI. C’est ce qu’on appelle « facteur g ».

Les tests de QI peuvent être mal utilisés, mais on ne peut pas dire qu’ils ne mesurent « rien du tout ».  

Quelque chose de commun entre ces différentes capacités?

D’ailleurs, Gardner ne nie pas l’existence du « facteur g », mais ne se prononce pas sur sa nature, qu’il est difficile de déterminer (s’agit-il de la vitesse de traitement de l’information par exemple ?). Des auteurs, comme Daniel Willingham, reprochent cependant  à Gardner de mettre l’accent sur les différences de processus cognitifs à l’œuvre entre les « intelligences », en ne montrant pas leurs processus communs. 


Une critique majeure : Comment tester clairement et de manière pratique l’idée des « intelligences multiples »?  

Enfin, une des critiques majeure que l’on peut formuler à propos de la théorie des intelligences multiples est qu’elle est difficilement expérimentale

D’abord, on ne sait pas si adopter une vision comme celle proposée par Gardner, en classe, produit des effets positifs.

On pourrait se baser sur les témoignages des enfants, enseignants et parents. Mais cela ne revient pas à apporter une preuve d’efficacité, car les témoignages de ce genre peuvent être influencés par de nombreux facteurs. L’enseignant qui utilise une méthode peut en évaluer positivement les effets parce qu’il a fait un effort dans sa mise en place. Cet effort peut être perçu et se répercuter positivement sur les élèves, et sur les parents. Mais dans ce cas, ce n’est pas nécessairement l’approche des « intelligences multiples » qui produit des effets positifs, quant l’attitude et l’engagement de l’enseignant.

Pour arriver à séparer les deux aspects, il est nécessaire de réaliser (ou se baser sur) de vraies études expérimentales, où des enseignants également motivés mettent ou ne mettent pas en place un type d’approche ou une autre. Cela est difficile car les enseignants adhérant à l’idée des intelligences multiples peuvent la mettre en place selon une variété de modalités, difficiles à comparer.

En deuxième lieu, l’idée des « intelligences multiples » n’est pas testable

En effet, un des critères fondamentaux caractérisant une découverte scientifique est qu’elle doit être falsifiable : une théorie qui définit ses objets « les différentes formes d’intelligence » selon des critères aussi flous peut difficilement être réfutée.  


La théorie dans la pratique : attraits et dérives

Il est donc possible que le succès de la théorie de Gardner s’explique principalement par les valeurs sociales qu’elle diffuse : respect de la diversité, individualisation des apprentissages, prise de confiance par les élèves, renouveau des supports pédagogiques. La théorie des intelligences multiples est souvent associée, implicitement ou explicitement, aux « compétences du XXIe siècle », parmi lesquelles figurent la collaboration, la communication, la créativité, l’autonomie. Il est bon, cependant, de mettre en garde contre quelques dérives liées à des interprétations erronées de la théorie des intelligences multiples.

Les risques du « profilage » hatif et basé sur des outils improvisés, non validés ni standardisés

Tout d’abord, afin de ne pas revenir à des positions déterministes, il convient de ne pas catégoriser les élèves comme étant intrinsèquement bons dans un domaine plutôt qu’un autre : le risque est de pousser un enfant à développer « une forme d’intelligence » en délaissant les autres. D’ailleurs, l’identification des profils d’intelligence est également floue. Certains auteurs, comme Thomas Armstrong, défenseur de l’approche des « intelligences multiples » en éducation, suggèrent que les préférences des enfants indiquent leur compétence : un élève se dirigera vers les activités qu’il pense maîtriser. Cependant, dire d’un élève qui aime les animaux qu’il a une forte intelligence naturaliste est une conclusion trop rapide : Gardner parlait des intelligences comme une forme de traitement de l’information! Aimer les chiens ne veut pas dire que l’on dispose de bonnes compétences de catégorisation, comme le requiérerait l’intelligence naturaliste. Gardner distingue l’intelligence d’un « style », soit la manière habituelle dont un individu va approcher différents types de situations. Cette distinction n’est pas toujours explicite chez ses partisans.

Enfin, définir plusieurs intelligences ne veut pas forcément dire qu’elles « se valent » toutes, pour tous les types d’apprentissages.

Un défenseur des « intelligences multiples » comme Thomas Armonstrong pourra cependant avancer, pour favoriser  la compréhension des signes de ponctuation chez un élève à « l’intelligence naturaliste »,  d’associer les signes de ponctuation à des cris d’animaux.

Or, c’est surtout le contenu pédagogique qui semble mobiliser un type de traitement de l’information plutôt qu’un autre. Utiliser la ponctuation requiert de comprendre les mots de la langue, leur sens, et le contexte social dans lequel ils sont utilisés. Apprendre une carte semble inévitablement reposer sur des mécanismes visuo-spatiaux, qui ne seront pas remplacés si on écoute une description de cette carte. [Cette critique vaut également pour l’idée selon laquelle les élèves apprendraient mieux en fonction de leur style d’apprentissage (visuel, auditif, kinesthésique) préféré].

En fait, Gardner propose d’utiliser différentes modalités et formes d’ « intelligence » pour introduire un sujet pédagogique, et éveiller l’attention des élèves. Il met surtout l’accent sur la combinaison des supports et des formes de représentations, pour consolider les apprentissages.

Pas sur l’exclusion !


En synthèse

En résumé, les débats autour de la théorie des intelligences multiples sont complexes, notamment à cause des enjeux sociaux qu’elle recouvre. Un des facteurs déterminants de la célébrité de Gardner est qu’il a associé le terme d’ « intelligence », très connoté, à ce qui aurait également pu s’appeler des « talents » ou « habiletés ». Il convient cependant de rester attentifs aux déformations de sa théorie, notamment lorsque l’on se penche sur sa mise en pratique : toutes les intelligences ne « se valent » pas forcément pour tous types d’apprentissages, et l’identification des profils des élèves est parfois trop simplifiée. 


Bibliographie

Armstrong, T. (2009). Multiple intelligences in the classroom. Ascd.

Davis, K., Christodoulou, J., Seider, S., & Gardner, H. (2011). The theory of multiple intelligences. The Cambridge handbook of intelligence, 485-503.

Gardner, H. (2008). Les intelligences multiples. Paris : Retz.

Gardner, H. (2011). Frames of mind: The theory of multiple intelligences. Basic books.

 Hourst, Bruno. (2006). A l’école des intelligences multiples. Hachette.

Willingham, D. T. (2004). Reframing the mindEducation Next4(3).


A voir aussi

  • Le Dossier Neuromythes
  • Pour aller plus loin et plus dans le détail, notamment sur le QI, l’intelligence et si oui ou non celle de Howard Gardner peut être considérée comme étant une théorie: écouter l’émission podcast de Nicolas Gauvrit Scepticisme scientifique, dédiée à l’idée de Gardner. Nicolas Gauvrit est mathématicien, psychologue spécialisé en science cognitive. Il enseigne les mathématiaues à l’ESPE et membre du laboratorie Cognition Humaine et Artificielle CHArt). A fondé le site web « Esprit critique. info »
  • Un livre sur le QI : Mackintosh, N.J. (2004). QI et intelligence humaine. De Boek
  • Un livre qui discute indirectement du QI, par le biais de la problématique des « surdoués » : Gauvrit, N. (2014). Les surdoués ordinaires. PUF

Texte rédigé par Jessica MassonniéDoctorante au Centre for Brain and Cognitive Development (Birkbeck University), Diplômée de Recherche en Sciences Cognitives (ENS Paris). 2016. https://sites.google.com/site/jessicamassonnie/


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