[Neuromythe] Utilisons-nous seulement 10 % de notre cerveau ?

Un film de Luc Besson (Lucy) raconte l’histoire d’une femme qui développe des capacités extraordinaires, lui permettant d’exploiter le potentiel inutilisé de son cerveau. Scarlett Johansson interprète le rôle de Lucy, obligée par la mafia coréenne à transporter de la drogue dans un sac dissimulé dans son estomac. Quand le sac se déchire, Lucy découvre les propriétés de la drogue appelée « CPH4 ». Comme le professeur Norman (incarné par Morgan Freeman) l’explique dans le film : « On estime que la plupart des êtres humains n’utilisent que 10 % des capacités de leur cerveau. Imaginez si on pouvait avoir accès aux 100 %… » FAUX !! Celui selon lequel nous n’utilisons qu’une fraction de notre cerveau est un mythe, un neuromythe si l’on veut.

On n’utiliserait que 10 % de son cerveau

Bien qu’il ne représente qu’environ 2 % de notre poids, le cerveau consomme environ 20 % de l’énergie que nous dépensons. Comme les autres organes de notre corps, le cerveau est le résultat d’un long processus d’évolution, et il est donc peu probable qu’un organe si coûteux soit massivement sous-utilisé. Cependant, celui du 10 % est parmi les neuromythes les plus répandus, et anciens — le film dont nous avons parlé l’a peut-être relancé, mais il ne l’a certes pas créé.

D’où vient le « mythe du 10 % » ?

Le mythe du 10 % est aussi parmi les plus mystérieux lorsqu’il s’agit d’en retracer l’origine.

Qui a dit qu’on n’utiliserait que 10 % de son cerveau ?

Serait-il né des mots du psychologue William James, qui aurait déclaré que l’homme moyen tend à ne pas utiliser tout son potentiel ? James n’avait pourtant pas parlé de cerveau. Ou bien serait-il la conséquence de mots attribués à Albert Einstein, qui aurait soutenu ne pas utiliser plus de 10 % de son cerveau ? Les archives du physicien démentent cette source. Mais fut-ce vrai, Einstein n’a jamais versé dans les neurosciences, ni dans la psychologie. Physicien de génie, certes, mais ceci n’en faisait pas un fin connaisseur des secrets du cerveau.

La référence à Einstein est pourtant intéressante, car elle révèle en effet une confiance généralisée dans l’ « expert scientifique », et l’ignorance du fait de la spécialisation et de la division de plus en plus poussées des champs de recherche scientifique.

Différents types de cellules composent le cerveau

Le mythe pourrait avoir été inspiré par le fait que le cerveau est seulement en partie composé de neurones — les cellules « grises » qui assurent la transmission  de l’information à l’intérieur du cerveau, entre celui-ci et les muscles et entre le cerveau et les organes de sens. D’autres cellules, les cellules gliales, offrent un support aux neurones, en garantissant l’homéostasie, la nutrition, la protection des agents pathogènes et pourvoient aussi au nettoyage des cellules mortes. Même si le comptage des cellules du cerveau n’est pas facile à réaliser (il se base le plus souvent sur des estimations faites à partir de coupes du cerveau ; le rapport entre neurones et cellules gliales change d’ailleurs d’une région à une autre du cerveau, et ceci rend encore plus difficiles les comptages), les neurones ne représentent pas 10 % du tissu cérébral, et nous utilisons tous nos neurones et cellules gliales pour leurs respectives spécialités.

Des régions silencieuses, mais pas trop

Le mythe pourrait encore puiser dans le mystère, désormais résolu, des régions « silencieuses » du cerveau. Il existe en effet des régions du cerveau — les régions du « cortex associatif », frontal – dont le rôle n’a été découvert que récemment, au cours du siècle dernier. Ces régions ont longtemps posé un problème aux neurologues, puisque leurs lésions ne semblaient pas produire des effets aussi immédiatement visibles et frappants que les lésions portées aux régions motrices ou perceptives. (La preuve de l’ignorance qui a longtemps entouré ces régions cérébrales est donnée par le fait que des lobotomies intéressant les régions frontales ont été effectuées pendant longtemps, avant qu’on ne commence à en comprendre le rôle, à partir des années 1960-1970.) Si le cortex moteur est lésé, le patient perd immédiatement des capacités motrices, du côté opposé et en relation avec la région spécifiquement lésée ; si c’est le cortex perceptif qui a été lésé, le patient est affligé dans ses capacités de vision, de reconnaissance des visages ou des objets, d’audition, de compréhension du langage, et ainsi de suite, toujours en relation avec la région du cerveau qui a subi la lésion. Un patient souffrant de lésions des régions frontales ne manifeste pas ses troubles de manière aussi directe. Il peut néanmoins avoir du mal à bloquer des actions automatiques — par exemple,  à résister à l’envie de prendre en main un verre qui se trouve devant lui, même s’il n’a pas soif ; ou ne pas être capable de prendre des décisions raisonnées et de planifier ses actions futures en prenant en compte les événements du passé. On sait donc maintenant que le cortex frontal joue un rôle fondamental dans l’intégration de stimuli de provenance de différentes modalités sensorielles, dans la planification des actions, dans le contrôle des émotions, et dans d’autres fonctions non immédiatement impliquées dans le traitement d’un type spécifique d’information. Il n’y a pas au niveau du cortex des régions silencieuses.

Des mystères encore à élucider

La pathologie offre par ailleurs d’autres arguments convaincants contre l’idée de la sous-exploitation du cerveau : même de petites lésions du cerveau peuvent mettre nos capacités sérieusement à mal, de façon différente, en raison de la région du cerveau qui est atteinte (car le cerveau est hautement spécialisé), mais partout dans le cerveau. Vice versa, il n’y a aucune région dans notre cerveau qui ne puisse être stimulée artificiellement — par exemple, à l’aide d’électrodes implantées dans le cerveau, ou de stimulations magnétiques à travers le scalp —, sans que se produisent des contreparties en termes de comportement (sensations d’ordre perceptif, mouvements, évocation d’images mentales, de souvenirs). Certes, des lésions précocement acquises peuvent en partie être compensées par les parties fonctionnelles de notre cerveau — un phénomène de plasticité encore peu compris.

Ce phénomène atteint ses niveaux les plus spectaculaires dans les cas (très rares) d’enfants qui ont subi l’ablation d’une grande partie d’un hémisphère cérébral, une opération qui peut être rendue nécessaire afin de contrôler des crises épileptiques hautement invalidantes.

Antonio Battro, médecin argentin, psychologue, fortement engagé dans la promotion de l’éducation pour tous, a étudié en particulier le cas de Nico, qui, à l’âge de trois ans et demi, avait subi l’ablation presque totale de l’hémisphère droit. Nico est aujourd’hui un jeune homme d’intelligence normale, qui a pu être éduqué et a largement compensé son déficit, y compris celui des fonctions typiquement assumées par l’hémisphère droit. On ne sait donc pas combien de tissu cérébral est nécessaire pour fonctionner de manière normale ou presque normale, mais on sait qu’en conditions normales, un individu utilise tout son cerveau.

Le mythe du 10 % et l’imagerie cérébrale

A part l’étude des pathologies, un outil puissant et récent pour étudier le cerveau est représenté par l’ensemble des techniques dites d’ »imagerie cérébrale ». Non invasives, les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle, développées à partir des années 1980, sont de plus en plus utilisées pour étudier le cerveau en action. Et notamment pour identifier les corrélats, au niveau cérébral, de l’accomplissement des différentes tâches cognitives : les régions activées, les réseaux impliqués. Depuis l’arrivée des techniques d’imagerie cérébrale, il ne peut y avoir aucun doute sur le fait que nous utilisons tout notre cerveau, car cela devient visible à l’écran pendant l’étude des différentes tâches cognitives. Ironie du sort, la médiatisation de ces techniques et de leurs résultats pourrait aussi nourrir, involontairement, le mythe du 10 %. En observant des images du cerveau — produites pendant l’accomplissement de tâches complexes, comme celles de la lecture —,  on pourrait en effet s’étonner de ne voir que quelques petites régions du cerveau « actives » (en rouge, orange, jaune par exemple, dans l’image).

Cet étonnement est en réalité à attribuer à notre ignorance des modalités de production de telles images, qui ne sont, en aucun sens, des « photos du cerveau ». Sous une fausse impression de facilité, de visibilité, d’accessibilité, se cachent des techniques et des procédés d’analyse des données parmi les plus complexes dans le cadre de la recherche sur le cerveau.


Conclusion

L’idée que nous utilisons seulement 10 % de notre cerveau a été largement diffusée. Elle ne se fonde pourtant sur aucune source sérieuse, et les connaissances actuelles vont complètement à son encontre. Nous ne connaissons pas les fonctions précises de l’intégralité des zones du cerveau, mais la littérature scientifique semble soutenir l’idée que toutes sont utilisées, et que chacune a son importance.

L’idée selon laquelle nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau est contredite par une vaste littérature, qui nous semble faire consensus scientifique. Pour cette raison, nous lui attribuons un triangle rouge : mythe (pour mieux comprendre cette notation, consulter nos critères de confiance).

Références

Sur le terme et le concept de neuromythe, plus particulièrement diffusé dans la littérature sur neurosciences et éducation :

  • Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros. Paris: Le Pommier.
  • Dekker, S., Lee, N. C., Howard-Jones, P., & Jolles, J. (2012). Neuromyths in education: Prevalence and predictors of misconceptions among teachers. Frontiers in Psychology3(429)
  • Geake, J. (2008). Neuromythologies in Education, Educational Research 50, 2, 123-133
  • Goswami, U. (2006). Neuroscience and education: from research to practice?. Nature Review Neuroscience, 7 (5): 406–11 ; Howard-Jones, P. Franey, L., Mashmoushi, R. Liao, Y.-C. (2009). The Neuroscience Literacy of Trainee Teachers. Paper presented at the British Educational Research Association Annual Conference, University of Manchester, 2-5 September 2009
  • Pasquinelli, E. (2012). Neuromyths. why do they exist and persist? Mind, Brain, and Education, 6, 2, 89-96.

D’où vient le mythe du 10 %?

  •  Beyerstein, B.L. (1999). « Whence Cometh the Myth that We Only Use 10% of our Brains? ». In Sergio Della Sala. Mind Myths: Exploring Popular Assumptions About the Mind and Brain. New York: Wiley. pp. 3–24
  • Jeannerod, M. (2007). Nous n’utilisons que 10% de notre cerveauLa Recherche, N° Spécial: Dictionnaire d’idées reçues en science, 412, 48.

Des mystères encore à élucider

  • A propos du cas de Nico, voir le livre : Battro, A. (2003). Un demi-cerveau suffit. Paris: Editions Odile Jacob.

Le mythe du 10 % et l’imagerie cérébrale

  • Le Bihan, D. (2012). Le cerveau de cristal. Ce que nous révèle la neuroimagerie. Paris : Editions Odile Jacob.

Article rédigé par Elena Pasquinelli, octobre 2019


Le sujet des neuromythes vous intéresse ? Retrouvez sur Synapses une série d’articles qui les repèrent, analysent leurs causes et leurs conséquences.

Et vous, quelles informations entendez-vous circuler sur le cerveau ? Vous semblent-elles justifiées au regard de votre expérience ?
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