[Neuromythe] Peut-on faire (attention à) plusieurs choses à la fois ?

C’est une évidence : il nous est possible de faire plusieurs choses en même temps. Marcher et écouter une émission en podcast, par exemple ; ou parler au téléphone, tapoter sur un clavier, jeter un coup d’œil à la casserole sur le feu…  Notre cerveau mène constamment plusieurs activités en parallèle, sans que nous nous en apercevions. Cela arrive la plupart du temps « en dehors de la conscience » : en marchant, nous ne sommes pas conscients des différents mouvements de nos jambes ou du reste de notre corps, de notre posture et des jeux de contraction et de décontraction des différents muscles. Simultanément, notre cerveau régule l’homéostasie du corps, la respiration, les battements du cœur, intègre les informations en provenance de plusieurs modalités sensorielles. Une fois que nous avons appris à marcher, qu’un chemin nous est devenu familier, nous nous laissons porter par notre « pilote automatique » et ne le désactivons qu’en présence d’un changement imprévu, d’une décision volontaire de changer de chemin.

Nous faisons plusieurs choses en même temps mais… nous ne sommes pas multitâches

Quand le « pilote automatique » est en marche, nous pouvons écouter une émission de radio — dont nous allons décoder les sons et les mots encore une fois en pilote automatique — et réserver toute notre attention à en comprendre le sens. Nous pouvons donc mener plusieurs tâches simultanément lorsque le contrôle sur ces tâches est largement automatisé.

Dans le cas de la triple tâche communiquer-écrire-cuisiner, aucun des aspects significatifs de ces trois actions n’est automatisé et toutes requièrent, d’une manière ou d’une autre, notre attention. Que fait donc notre cerveau ? Il jongle. Il met une tâche en attente pendant qu’il se concentre sur l’autre. Puis il y revient. Ceci mobilise de manière importante non seulement notre attention mais également notre mémoire — notamment la mémoire à court terme, qui garde les informations le temps nécessaire pour poursuivre un but.

Ce que nous prenons pour du « multitâche » — parce que cela correspond à ce que nous pouvons observer de l’extérieur — revient, pour le cerveau, à traiter une partie des tâches de manière automatisée, ou bien à jongler rapidement d’une tâche à une autre. Le terme « multitasking » ne relève d’ailleurs pas du vocabulaire du psychologue, mais de celui de l’ingénieur (et indique la capacité d’un microprocesseur à mener plusieurs tâches de manière simultanée).

Le problème est dans l’attention

En psychologie, bien que les processus et mécanismes de l’attention restent encore en partie inexpliqués, il est généralement accepté que l’attention est limitée.

Ces limites se révèlent notamment par la multiplication des erreurs commises et par l’augmentation du temps employé lorsque nous nous sommes mis en présence de plusieurs tâches à mener — comparativement au succès et au temps nécessaire pour accomplir une seule de ces tâches à la fois (ceci est vrai si les tâches sont présentées simultanément — situation de double tâche à proprement parler — aussi bien que si elles sont présentées rapidement l’une après l’autre — une situation appelée « changement de tâche » ou « task switch« . La « double tâche » comme le « changement de tâche » sont des situations communément utilisées pour étudier les limites et les caractéristiques de l’attention.)

Nous ne sommes pas nécessairement conscients du fait que mener plusieurs activités en même temps peut nous mettre en difficulté (sauf si les tâches sont physiquement incompatibles ou très demandeuses en termes cognitifs). La preuve : de nombreuses personnes conduisent tout en parlant au téléphone et pensent que le seul problème réside dans le fait d’avoir les mains occupées. Et pourtant, même avec des « kits mains-libres », les limites attentionnelles restent les mêmes.

En réalité, les types de tâches qui, menées simultanément, mettent en échec notre cerveau, sont bien plus nombreux que ce à quoi nous pourrions nous attendre.

Plusieurs dispositifs ont été produits qui permettent de « tester » la difficulté de prêter attention à plusieurs événements ou objets simultanément, ainsi que de mettre en évidence le fait que des événements ou objets inattendus peuvent passer totalement inaperçus. Notre système visuel, de même que les autres modalités sensorielles, ne fonctionne pas comme un appareil qui enregistre passivement ce qui se passe autour, voire devant nous. Une sélection est opérée, et cette sélection s’identifie avec la focalisation de notre attention.

Dans une pièce, au décor très britannique, un meurtre a été commis ; le cadavre est encore au milieu de la pièce. Le détective interroge à tour de rôle les suspects et le meurtrier est révélé. Et vous, êtes-vous un bon détective ?
Pendant que la scène se déroule sous vos yeux, 21 détails de la scène, cachés par les mouvements de caméra, sont modifiés les uns après les autres : la victime change d’habits ; à une armure décorative, on substitue un ours empaillé… Pensez-vous que vous les auriez remarqués ?  Ce petit exercice démonstratif fait partie d’un ensemble de vidéos que la ville de Londres a diffusé dans ses cinémas et à travers son site Web en 2008. Le but était d’alerter la population des conducteurs de voitures, confrontée à une augmentation importante du nombre de cyclistes dans les rues de la ville, sur les limites de notre perception et de notre attention.

Il nous arrive d’ignorer nos limites : le rôle de la science est alors celui de nous les révéler grâce à ses méthodes d’observation

Il est tout à fait possible que quelque chose se passe ou passe droit devant nous, sans que nous en soyons conscients. Nous sommes cependant nombreux à ne pas le croire. À en juger par les réponses au questionnaire soumis par les psychologues cognitifs américains Christopher Chabris et Daniel Simons à 1838 sujets américains, les trois quarts de l’échantillon testé semblent partager une vision “optimiste” de nos capacités perceptives et d’attention !

Les chercheurs Christopher Chabris et Daniel Simons ont créé l’une des démonstrations les plus élégantes d’un phénomène connu sous le nom de « cécité d’inattention ». Pour le dire en termes moins techniques : « on peut ne pas voir ce qu’on ne s’attend pas à voir parce qu’on n’y fait pas attention, même si cela se passe sous notre nez ».

La démonstration consiste en une courte vidéo — son succès est tel qu’il en existe désormais plusieurs versions. Lorsqu’on projette cette fameuse vidéo, on demande aux participants de se concentrer : ils verront apparaître à l’écran des joueurs et un ballon ; la moitié des joueurs est habillée en blanc, l’autre moitié en noir ; les joueurs se font des passes ; il faut compter les passes entre les joueurs habillés en blanc, et seulement les passes entre joueurs habillés en blanc.

ATTENTION SPOILER
Pendant que les joueurs se passent le ballon, un acteur déguisé en gorille entre en scène, s’arrête en plein milieu de la scène, se bat la poitrine, et sort doucement du côté opposé. Cet événement inattendu dure 5 secondes. Environ la moitié des spectateurs ne voit pas le gorille passer. 

​L’expérience de Chabris et Simons a été répliquée à maintes reprises, elle est utilisée en cours de psychologie, en formation et partout où on veut démontrer que l’attention est une ressource limitée, et que pour voir, il faut faire attention — il ne suffit pas de fixer les yeux quelque part. Il en existe plusieurs versions et variantes.
Mais, — on pourrait objecter — il s’agit au fond d’une vidéo, qui plus est arrangée par des psychologues… Se peut-il que l’on ne voie pas quelque chose qui se passe devant nous dans la vie réelle ? Les psychologues en ont encore une fois fait l’expérience. Nous sommes sur un campus universitaire. Une personne est en train de marcher. L’un des expérimentateurs la rejoint, une carte routière à la main, et lui demande des informations. Le contact visuel entre les deux personnes est maintenu pendant 10-15 secondes, puis survient un petit incident qui coupe ce contact. Deux autres expérimentateurs transportant une porte s’interposent entre eux. Le premier expérimentateur profite de cette diversion pour prendre la place de l’un des deux autres. Le piéton a maintenant à faire a un expérimentateur différent de son premier interlocuteur.

Cette mise en scène est répétée à plusieurs reprises avec des piétons différents. La moitié seulement des piétons déclare avoir remarqué le changement d’interlocuteur. Cette mise en scène est répétée à plusieurs reprises avec des piétons différents. La moitié seulement des piétons déclare avoir remarqué le changement d’interlocuteur.

Le magicien Derren Brown a mis en place ce même dispositif dans les rues de Londres — les magiciens sont friands d’études sur l’attention, la perception, la mémoire et devancent parfois les psychologues de manière empirique.

Les scientifiques qui étudient ces phénomènes ont inventé l’expression « cécité au changement » pour souligner que des détails de notre environnement peuvent passer inaperçus, et que certaines distractions peuvent détourner notre attention de ces détails. Lorsqu’un élément crucial pour la signification d’une scène est modifié, on détecte facilement le changement, mais si l’objet n’attire pas l’attention, le changement le concernant peut passer inaperçu.


Conclusion

L’idée que nous nous faisons du fonctionnement de notre perception et de notre attention ne correspond pas à la réalité. Pour notre cerveau, voir une scène n’équivaut pas à en prendre une photo. Mais nous avons du mal à croire à nos limites cognitives.

L’idée selon laquelle nous capables porter notre attention sur plusieurs tâches simultanément sans payer de coûts en termes de performances est contredite par une vaste littérature, qui nous semble faire consensus scientifique. Pour cette raison, nous lui attribuons un triangle rouge : mythe (pour mieux comprendre cette notation, consulter nos critères de confiance).

Si vous désirez en savoir plus sur la rencontre entre sciences cognitives et éducation et le danger des neuromythes, vous pouvez consulter cet article.


Références

Sur l’attention et ses limites :

  • Lachaux, J.P. (2011). Le cerveau attentif. Paris: Editions Odile Jacob.

Sur la cécité inattentionnelle et d’autres illusions concernant notre fonctionnement cognitif :

  • Simons, D. J. & Chabris, C. F. (2009). The invisible gorilla and other ways our intuitions deceive us. NY: Basic Books. Traduit en français par Le Pommier: Le gorille invisible (2015)

Sur la cécité inattentionnelle :

  • Simons, D. J. & Chabris, C. F. (1999). Gorillas in our midst: Sustained inattentional blindness for dynamic events. Perception, 28, 1059-1074.
  • Simons, D. J., & Levin, D. (1998). Failure to detect changes to people during a real-world interaction. Psychonomic Bulletin & Review, 5, 644-649
  • Simons, D. J., & Ambinder, M. S. (2005). Change blindness: Theory and consequences. Current Directions in Psychological Science, 14(1), 44–48
  • Simons, D. J. (2010). Monkeying around with the gorillas in our midst: Familiarity with an inattentional-blindness task does not improve the detection of unexpected events. Perception, 1, 3-6
  • Levin, D. T. & Angelone, B. L. (2008). The visual metacognition questionnaire: A measure of intuitions about vision. American journal of Psychology, 121, 451–472.

Sur la double tâche :

  • Pashler, H. (1998). The Psychology of Attention. Cambridge, MA: MIT Press. Sur le changement de tâche: Monsell, S. (2003). Task switching. Trends in Cognitive Sciences, 7(3): 134–140.

Voir aussi :

  • Inserm (2011). Expertise collective. Téléphone et sécurité routière. Paris: Editions de l’Inserm.

Pour en savoir plus sur l’attention et ses mécanismes, consultez :


Article rédigé par Elena Pasquinelli, avril 2019


Le sujet des neuromythes vous intéresse ? Retrouvez sur Synapses une série d’articles qui les repèrent, analysent leurs causes et leurs conséquences.

Et vous, quelles informations entendez-vous circuler sur le cerveau ? Vous semblent-elles justifiées au regard de votre expérience ?
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