[Contribution] Comment avoir des connaissances nous aide …

Comment avoir des connaissances nous aide… Les savoirs accélèrent et renforcent la compréhension de la lecture, l’apprentissage et la réflexion.

Nous présentons ici la traduction d’un texte écrit par le psychologue américain Daniel T. Willingham

D. Willingham: How knowledge helps. Ask the cognitive scientist, American Educator, Printemps 2006

Daniel Willingham est professeur de psychologie à l’Université de Virginie. Jusque vers 2000, sa recherche a été axée uniquement sur les bases cérébrales de l’apprentissage et de la mémoire. Aujourd’hui, l’ensemble de ses recherches porte sur l’application de la psychologie cognitive à l’éducation. Il écrit la colonne « Ask the cognitive scientist » pour le magazine American Educator et est l’auteur de Why Don’t Students Like School? (trad. fr. Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école?) , When Can You Trust the Experts?, et Raising Kids Who Read. Son blog Science & Education est une référence dans le domaine.


« Knowledge is good » est la devise du Faber College dans le film américain Animal House (1978). Ceux qui travaillent dans le domaine de l’enseignement adhèrent probablement à cette devise. Mais, pourquoi au juste est-ce bon d’avoir des savoirs? Quand j’ai discuté de cette question avec des enseignants, beaucoup ont employé la métaphore « c’est le grain à moudre ». Autrement dit, l’enseignement aurait pour but, non pas tant d’accumuler des connaissances, mais d’affuter des compétences cognitives telle la pensée critique. Si nous voulons que les élèves apprennent à penser de façon critique, ils doivent avoir de quoi penser, ce serait le rôle principal du savoir.

Certes, avoir des connaissances donne aux élèves matière à penser, mais quand on lit les écrits des chercheurs en sciences cognitives, on constate que les savoirs font beaucoup plus que seulement aider les élèves à aiguiser leurs compétences à penser. Savoir facilite réellement l’apprentissage. Les connaissances s’accumulent et elles augmentent de façon exponentielle. Ceux qui sont riches de connaissances factuelles trouvent plus facile d’apprendre plus. Les riches s’enrichissent. De plus, les connaissances factuelles stimulent les processus cognitifs comme la résolution de problèmes et le raisonnement. Plus on a de connaissances, plus ces processus cognitifs opèrent de façon fluide et efficace, c’est justement ce que les enseignants désirent pour leurs élèves. Ainsi, plus les élèves accumulent de savoirs, plus ils deviennent intelligents. Nous explorerons d’abord comment savoir amène à plus de savoir, et ensuite, comment savoir améliore la qualité et la vitesse de la pensée. 

Comment avoir des connaissances mène à avoir plus de connaissances 

Plus on a de connaissances, plus il est facile d’en acquérir. Apprendre de nouvelles choses est un processus continu, mais, pour mieux l’étudier et mieux le comprendre, les chercheurs en sciences cognitives l’ont scindé en trois phases. Ils ont mis en évidence que le savoir a un rôle à chacune d’elles : quand on capte une nouvelle information via la lecture ou l’écoute, quand on réfléchit à cette information, et quand ce matériau est stocké en mémoire. 

Comment les connaissances aident à acquérir des nouvelles informations 

Lorsqu’on capte une nouvelle information, que ce soit en lisant ou en écoutant, avoir déjà des connaissances factuelles représente un avantage cognitif. Il y a beaucoup plus dans le langage oral ou écrit que seulement le vocabulaire ou la syntaxe : il y a à comprendre. La compréhension demande d’avoir une culture générale parce que le langage est plein de lacunes sémantiques. L’orateur ou l’auteur suppose que l’interlocuteur ou le lecteur a une culture générale qui permettra de combler ces lacunes, sa compréhension dépendant de l’exactitude de ses déductions. Dans une conversation banale, celui qui écoute peut obtenir des informations et vérifier ses déductions en posant des questions (par exemple, vous voulez parler de Bob Smith ou de Bob Jones ? Que voulez-vous dire quand vous parlez de lui comme un entrepreneur ?) ; mais ce n’est pas possible quand on regarde un film ou quand on lit un livre. Et ce n’est pas toujours possible en classe quand un élève n’ose pas poser une question.

Pour fournir quelques exemples concrets et simplifier la discussion, centrons-nous sur la lecture, tout en gardant à l’esprit qu’il en va de même pour l’écoute. Lorsque vous lisez le court texte suivant :

« Le visage de John s’allongea quand il regarda sa bedaine. L’invitation spécifiait « tenue de soirée » et il n’avait pas remis son smoking depuis son mariage, 20 ans plus tôt. » 

Vous déduisez facilement que John s’inquiète de ne plus pouvoir enfiler son smoking, bien que le texte ne dise rien directement de ce problème potentiel. L’auteur aurait pu ajouter des détails : « John avait pris du poids depuis la dernière fois qu’il avait porté son smoking, et il était inquiet qu’il ne lui aille plus.  » Mais ces détails ne sont pas nécessaires et les ajouter aurait rendu le texte lourd et ennuyeux. Vous êtes capable de combler les lacunes du texte parce que vous savez que souvent les gens ont pris du poids vingt ans après leur mariage, et que prendre du poids signifie habituellement que les anciens vêtements ne vont plus.  Cette culture générale est immédiatement utilisable et l’auteur n’a pas besoin de tout préciser.

Il est ainsi évident qu’une façon dont les connaissances aident à l’acquisition de plus de connaissances tient à ce qu’elles augmentent la capacité à faire des déductions correctes. Si l’auteur suppose que vous avez certaines connaissances, mais qu’en réalité vous ne les avez pas, vous serez vite perdu. Par exemple, si vous lisez, « il était un vrai Benedict Arnold en ce domaine » et que vous ne savez pas qui était Benedict Arnold, vous êtes perdu. Cette implication de la culture générale est facile à comprendre. Il n’est pas surprenant que  la compétence à lire un texte et en saisir le sens soit étroitement corrélée avec la culture générale. Plus vous lisez, meilleur lecteur vous êtes.

La plupart du temps, lorsque vous lisez, vous n’avez pas conscience de faire des déductions. Par exemple, quand vous lisez le texte cité plus haut, il est fort peu probable que vous vous disiez : « Humm … attendez … pourquoi est-ce qu’on me parle de la dernière fois où il portait son smoking ? Pourquoi son visage s’allonge-t-il lorsqu’il pense à cela ? » Ces déductions, conscientes, ne sont pas nécessaires parce que les processus cognitifs qui interprètent ce que vous êtes en train de lire vous donnent accès automatiquement aux idées associées à ces mots et pas seulement au sens littéral des mots que vous lisez. Quand vous lisez « un smoking », les processus cognitifs qui donnent du sens au texte permettent d’accéder non seulement à la définition de « smoking, vêtement de cérémonie », mais à tous les concepts associés à ce mot et stockés dans votre mémoire : les smokings sont chers, on les porte rarement, ils ne sont pas confortables, ils peuvent être loués, ils sont souvent portés lors des mariages, etc. Comme le petit texte l’illustre bien, les processus cognitifs qui extraient le sens donnent accès aux concepts représentés par l’intersection de diverses idées ; « smoking » évoque « vêtement » et « 20 ans après le mariage » évoque « prise de poids. » L’intersection de « vêtement » et « prise de poids » conduit à l’idée « le vêtement n’ira pas » et on comprend pourquoi John est inquiet. Toutes ces associations et déductions se font en dehors de la conscience. Seul le résultat du processus cognitif—John s’inquiète de ce que son smoking ne lui aille plus—entre dans le champ de la conscience.

Quelquefois, ce processus subconscient de déduction échoue : les idées du texte ne peuvent pas être reliées entre elles. Alors, le processus s’arrête et le lecteur doit faire un effort pour trouver des liens entre les mots et les idées dans le texte. Cet effort implique la conscience. Supposons que plus loin dans le texte, on lise, « John descendait l’escalier avec précaution. Jeanine le dévisageait en l’attendant. Finalement elle dit, ‘Ah, heureusement, j’ai du poisson dans mon sac à main.’ » Ce commentaire de Jeanine va arrêter le cours normal de la lecture. Pourquoi aurait-elle du poisson dans son sac ? Le lecteur devra chercher des liens entre avoir un poisson, une cérémonie et les autres éléments de la situation (vêtement de cérémonie, escalier, sac à main, ce qu’on sait de Jeanine et de John). Au cours de cette recherche, il pourra retrouver l’idée très répandue que porter un smoking fait ressembler un peu à un pingouin : alors, immédiatement, il trouve l’association « les pingouins mangent du poisson ». Jeanine compare John à un pingouin et elle le taquine. Le sens est trouvé et la lecture peut reprendre. On voit ici un second avantage de la culture générale, plus subtil : les gens qui ont plus de culture générale peuvent faire des associations plus riches entre les concepts stockés dans leur mémoire ; et quand les associations sont fortes, elles viennent automatiquement à l’esprit. Ainsi, une personne qui a une culture générale étendue interrompt rarement sa lecture pour chercher, consciemment, des liens qui font sens.

Ce phénomène a été vérifié expérimentalement : on a demandé à des personnes de lire des textes portant sur des sujets qui leur étaient soit très, soit peu familiers. Par exemple, on a demandé à des personnes de lire un texte sur des maladies répandues (comme la grippe) dont elles connaissaient déjà très probablement les symptômes, et un texte sur quatre maladies plus rares (comme le typhus) qu’elles ne connaissaient probablement pas. Des informations supplémentaires, probablement ignorées des sujets d’expérience, accompagnaient chaque texte.

Une technologie sophistiquée a permis aux chercheurs de mesurer les endroits du texte où les personnes fixaient leur regard pendant leurs lectures. Ils ont obtenu une mesure précise de la vitesse de lecture et ils ont pu repérer l’endroit du texte où les personnes revenaient pour en relire une partie. Ils ont trouvé que pour les thèmes non familiers, les personnes relisaient beaucoup plus souvent des segments de phrase et repartaient en arrière beaucoup plus souvent pour relire des phrases déjà lues. Leur vitesse de lecture était plus lente que lorsqu’ils lisaient des textes familiers. Ces expériences indiquent que le processus est plus lent lorsqu’on lit des choses non familières.

Ainsi, la culture générale nous rend meilleurs lecteurs de deux façons. D’abord, elle augmente la probabilité qu’on possède le savoir suffisant pour faire les déductions nécessaires à la compréhension du texte (on sait que les gens sont souvent plus gros après 20 ans de mariage et donc que John est inquiet que son smoking ne lui aille plus). Ensuite, une culture générale étendue implique qu’on a rarement besoin de relire un texte et de faire un effort pour chercher consciemment des liens ayant du sens dans le texte (on se rend vite compte que Jeanine compare John à un pingouin, lorsqu’elle fait sa remarque sur le poisson).

Comment les connaissances aident à réfléchir sur une nouvelle information

Capter une nouvelle information dans un texte est le premier pas de l’apprentissage de cette nouvelle information ; la deuxième étape est de réfléchir à son propos. Ceci se passe dans la mémoire de travail, comme l’appellent les chercheurs en sciences cognitives. La mémoire de travail est souvent également appelée de façon métaphorique « espace de travail », ce qui a l’avantage de souligner qu’elle a des limites : on ne peut maintenir qu’une petite quantité d’informations dans la mémoire de travail. Lisez la liste de lettres ci-dessous une fois, puis détournez le regard et comptez le nombre de lettres dont vous vous souvenez.

MN – NNO – EUV – SC – SGC – TEF

Il y a 16 lettres dans la liste. La plupart d’entre nous réussissent à en retenir environ sept, il n’y a pas d’espace suffisant dans la mémoire de travail pour en retenir plus. Maintenant, refaites le même exercice avec la liste suivante.

SNCF – TGV – UNESCO – MEN

C’était plus facile, indéniablement. Or, si vous comparez les deux listes, vous verrez qu’il s’agit des mêmes lettres, mais présentées différemment. Dans la seconde liste, C, N, S et F compte comme un seul élément, et non plus comme quatre lettres séparées. Mettre ces lettres ensemble de cette façon, c’est faire du regroupement d’informations, c’est faire des paquets d’informations. Le regroupement d’informations augmente beaucoup la capacité à stocker des informations dans la mémoire de travail, et, donc, à réfléchir. La mémoire de travail permet habituellement de retenir sept lettres et le même nombre d’éléments multi-lettres (ou paquets d’informations). Notez, cependant, que le regroupement d’informations dépend de votre culture générale. Si vous n’êtes pas familier avec l’abréviation SNCF, vous ne pourrez pas retenir ces quatre lettres comme une unité d’informations.

Des études ont été faites sur la capacité à faire du regroupement d’informations et sur sa dépendance vis à vis de la culture générale. Elles montrent que cette capacité nous avantage en nous rendant plus capables de nous rappeler brièvement une liste d’items (voir l’exemple de la seconde liste de lettres ci-dessus). Cet avantage a été observé dans de nombreux domaines, comme pour le jeu d’échecs, le bridge, la programmation sur ordinateur, les pas de danse, les jeux de cartes, la musique…

Il est rare de vouloir se rappeler brièvement une liste. Ce qui est important dans le regroupement d’informations, c’est qu’il libère de la place dans la mémoire de travail, la place libre pouvant être dévolue à d’autres tâches. Une étude a été menée auprès de collégiens, qui étaient soit bons lecteurs, soit mauvais lecteurs (selon des tests standards de lecture) et qui étaient aussi soit bons connaisseurs du jeu de baseball, soit mauvais connaisseurs (selon un test élaboré exprès pour l’étude par trois joueurs semi-professionnels). Les collégiens avaient à lire un texte de niveau de lecture CM2 décrivant une demi-manche de baseball. Le texte était divisé en cinq parties : on a arrêté les élèves à la fin de chacune de ces parties ; on leur a demandé de décrire ce qu’ils étaient en train de lire et de rejouer les actions en utilisant une maquette de terrain de baseball et des joueurs. Les chercheurs ont mis en évidence l’importance prédominante de la connaissance préalable du baseball sur la performance de lecture. Les mauvais lecteurs connaissant bien le baseball ont bien mieux compris le texte que les bons lecteurs ayant une faible connaissance du baseball.

Pourquoi cela ? Les élèves bons connaisseurs du baseball étaient capables de lire une série d’actions et de les regrouper. Et précisément parce qu’ils étaient capables de regrouper des informations, ils libéraient de l’espace dans leur mémoire de travail, espace qu’ils pouvaient utiliser pour rejouer les actions avec la maquette tout en fournissant une explication verbale correcte.  N’étant pas capables de regrouper des informations, les bons lecteurs n’avaient pas assez de place libre dans leur mémoire de travail pour simultanément se rappeler toutes les actions et leur ordre, les rejouer et décrire la reconstitution du jeu.

Cette étude illustre l’avantage très important que confère la culture générale à la mémoire de travail. La plupart du temps quand nous écoutons ou que nous lisons, il ne s’agit pas vraiment de comprendre chaque phrase en elle-même, il s’agit pour nous de comprendre une suite de phrases ou de paragraphes et de les garder simultanément présents à l’esprit pour les intégrer ou les comparer. Cette tâche est plus facile si nous pouvons regrouper les informations car alors elles occuperont moins de place dans l’espace limité de la mémoire de travail. Mais regrouper les informations dépend de la culture générale.

Gravure illustrant la nouvelle de Stefan Zweig : Le joueur d’échecs (1943) . Artiste : Elke Rehder, Allemagne.

Comment avoir des connaissances aide à mémoriser de nouvelles informations 

Les connaissances sont encore une fois une aide pour la dernière phase de l’apprentissage d’une nouvelle information qui est la mettre en mémoire. De façon simple, il est plus facile de retenir une information nouvelle quand on a déjà des connaissances sur le sujet. De nombreuses études ont été faites avec des personnes ayant soit beaucoup de connaissances, soit peu de connaissances sur un sujet donné et testées quelques temps plus tard : celles qui avaient des connaissances antérieures se sont, immanquablement, mieux souvenues.

Une étude mérite qu’on s’y arrête parce qu’elle s’est intéressée à l’apprentissage du monde réel et qu’elle était organisée sur une durée plus longue que celle habituellement rencontrée dans ce type d’expériences. Les connaissances en basketball d’élèves de collège ont été testées au milieu de la saison basketball du collège. Deux mois et demi plus tard (à la fin de la saison), les élèves ont rempli des questionnaires portant sur leur exposition au basketball (par exemple, assister à des matches, regarder la télévision, lire des magazines ou des journaux) et ont participé à des tests qui mesuraient leurs connaissances des événements du monde du basketball en partant des deux mois et demis précédents. Les résultats ont montré (sans surprise) que les élèves qui avaient déclaré un intérêt pour le jeu déclaraient aussi avoir eu une plus grande exposition à l’information liée au basketball. Ce qui est plus intéressant, c’est que pour un niveau donné d’exposition, une meilleure connaissance antérieure du jeu était associée une connaissance nouvelle accrue. C’est à dire que les personnes qui en savent déjà beaucoup sur le basketball tendent à se rappeler beaucoup mieux les nouvelles informations liées à ce jeu que les personnes exposées également à ces nouvelles informations mais ayant une connaissance antérieure moindre. Les riches s’enrichissent.

Qu’est-ce qui sous-tend cet effet ? Un riche réseau associatif renforce la mémoire. La probabilité qu’une information nouvelle soit retenue est plus grande si cette information est reliée à ce qui existe déjà dans la mémoire. Mémoriser une information sur un sujet nouveau est difficile car il n’y a pas de réseau existant dans la mémoire à laquelle la nouvelle information peut être rattachée. A l’inverse, mémoriser une nouvelle information sur un sujet familier est relativement facile parce que développer des associations entre le réseau existant et le nouveau matériel est facile.

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Des chercheurs ont suggéré qu’avoir une connaissance antérieure d’un sujet est si important pour la mémoire que cela peut réellement suppléer ou remplacer ce que nous considérons normalement comme un talent ou une aptitude. Dans quelques études, on a demandé une même tâche de mémoire à des enfants ayant des résultats bons ou moins bons à des tests d’aptitude, certains ayant une connaissance antérieure sur le sujet et d’autres pas ; le résultat est que seule la connaissance antérieure est importante.

Cependant d’autres chercheurs ne sont pas d’accord et soutiennent que bien qu’avoir des connaissances antérieures aide réellement la mémorisation, ce phénomène ne peut pas faire disparaître les différences d’aptitudes entre les gens. Puisque notre mémoire est meilleure si nous avons déjà des connaissances, et si on suppose une exposition égale à une nouvelle information (comme dans une salle de classe pour les élèves plus lents), les élèves avec une aptitude globale plus faible seront tout de même derrière l’élève avec une forte aptitude.

En fait, le débat n’est pas réglé, mais en pratique en classe, cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui importe, c’est que tous les élèves apprennent plus s’ils ont une culture générale étendue, et ceci est admis par tous.

Comment le savoir améliore la pensée

La connaissance améliore la réflexion de deux façons. D’abord, elle aide à résoudre les problèmes en libérant de la place dans la mémoire de travail. Et elle aide à contourner la pensée en agissant comme une réserve de provisions prêtes à l’emploi (si vous avez déjà retenu que 5 + 5 = 10, vous n’avez pas à dessiner deux groupes de cinq objets et à les compter). Pour simplifier la discussion, je me concentrerai principalement sur la recherche qui explore les bénéfices de la mémoire pour la résolution de problèmes, ce qui est l’essentiel de ce que les élèves doivent faire en mathématiques et en classe de science. Mais il faut garder à l’esprit que, de la même façon, les connaissances améliorent aussi les raisonnements et la pensée critique nécessaires en histoire, en littérature et en lettres. 

Comment savoir aide à résoudre des problèmes 

Le fait d’avoir des connaissances antérieures améliore la lecture, car elles permettent de faire du regroupement d’informations ce qui libère de la place dans la mémoire de travail pour naviguer à travers toutes les implications du texte. Le bénéfice est le même devant un problème à résoudre. Si vous n’avez pas assez de culture générale, le seul fait d’essayer de comprendre le problème peut consommer presque toute votre mémoire de travail, ne laissant aucun espace libre pour réfléchir aux solutions. 

On peut en avoir une idée avec le problème appelé Les tours de Hanoï. La figure montre trois piquets avec trois anneaux de taille croissante. Le but est de déplacer les trois anneaux sur le piquet le plus à droite. Il y a deux règles : on ne peut déplacer qu’un anneau à la fois ; on ne peut pas poser un anneau sur un autre plus petit.

Avec un peu d’application, vous êtes capable de résoudre le problème. La solution est de bouger les anneaux dans l’ordre suivant : A3, B2, A2, C3, A1, B3, A3.

Voyez maintenant le problème suivant.

Dans les auberges de certains villages de l’Himalaya, il y a une cérémonie du thé, très raffinée. Elle met en scène un hôte et deux invités, pas un de plus, pas un de moins. Quand ses invités sont arrivés et se sont installés à table, l’hôte leur propose trois tâches.  Ces tâches sont classées dans l’ordre de noblesse voulu par les Himalayens : attiser le feu, éventer les flammes et verser le thé. Pendant cette cérémonie, chacune des personnes présentes peut demander à une autre « Très honoré Monsieur, puis-je vous aider dans cette tâche ? » Toutefois, une personne ne peut s’adresser à une autre que pour une tâche moins noble que celle que cette dernière est en train d’effectuer. De plus, une personne en train d’effectuer une tâche ne doit pas demander à effectuer une autre tâche qui serait plus noble que celle qu’elle est en train d’effectuer. La coutume veut qu’au moment où la cérémonie du thé est achevée, toutes les tâches doivent avoir été déléguées de l’hôte à l’invité le plus âgé. Comment faire ? Vous avez probablement été obligé de lire ce texte plusieurs fois, seulement pour tenter de le comprendre, mais ce problème est exactement identique à celui des tours de Hanoï. L’hôte et les deux invités correspondent aux piquets et chaque tâche est équivalente à un anneau. Le but du jeu et ses règles sont les mêmes. Mais cette version requiert beaucoup plus de mémoire de travail. La version « tours de Hanoï » n’implique pas que l’énoncé soit gardé en mémoire de travail car il est représenté par le schéma. La version « cérémonie du thé »  implique que le joueur se souvienne de l’ordre de noblesse des tâches, alors que dans la version « tours de Hanoï » vous pouvez facilement regrouper les ordres de taille, du plus petit au plus grand.

Ces deux problèmes vous donne une idée de l’avantage d’avoir des connaissances antérieures pour la résolution de problèmes. Une personne qui résout le problème et qui a une  culture générale dans un domaine donné voit les problèmes du domaine comme dans la version « les tours de Hanoï » ; tout est simple et facile à comprendre. Mais quand elle est hors de son domaine, elle ne peut plus se baser sur sa culture générale et les problèmes ressemblent à la version assez confuse de la « cérémonie du thé ». Elle ne peut comprendre que les règles et le but.

Ces exemples donnent un éclairage nouveau à la métaphore « c’est du grain à moudre » : il ne suffit pas de connaître quelques faits pour que le processus cognitif puisse opérer. On doit avoir beaucoup de connaissances factuelles que l’on doit bien connaître. Afin de penser et d’analyser, les élèves doivent avoir suffisamment de culture générale pour que le regroupement d’informations puisse se faire. Considérons, par exemple, la détresse de l’élève devant un problème d’algèbre alors qu’il n’a pas maitrisé la distributivité. Chaque fois qu’il rencontre un problème avec a(b + c), il doit s’arrêter et remplacer les lettres par des chiffres pour arriver à savoir s’il doit écrire a(b) + c ou a + b(c) or a(b) + a(c). Ce qui peut lui arriver de mieux c’est de finir le problème, mais cela lui aura pris beaucoup plus de temps qu’aux élèves maîtrisant la distributivité (ils ont fait des paquets d’informations et résolvent le problème d’un seul coup). Mais ce qui arrivera plus probablement, c’est qu’il ne terminera pas le problème ou qu’il arrivera à des résultats faux, tant sa mémoire de travail aura été encombrée.  

Comment avoir des connaissances permet de court-circuiter la réflexion 

Il n’y a pas que des faits dans la mémoire ; il y a les solutions à des problèmes, les idées complexes que vous avez mémorisées soigneusement et des conclusions que vous avez tirées de votre stock de connaissances. Retournons un instant aux élèves en classe d’algèbre. L’élève qui n’a pas totalement intégré dans sa mémoire la distributivité doit réfléchir à chaque fois qu’il rencontre a(b + c), alors que l’élève qui connaît bien cette propriété algébrique évite le processus de réflexion. Si cet évitement n’était pas possible, le système cognitif serait assez pauvre ; c’est beaucoup plus rapide et moins exigeant de se rappeler une réponse que de résoudre de nouveau le problème. Tout le défi est que n’êtes pas à chaque fois confronté au même problème et que vous pouvez ne pas reconnaître que le nouveau problème est analogue au précédent. Vous pouvez avoir réussi les tours d’Hanoï et, un peu plus tard, ne pas réaliser que le problème de la cérémonie du thé est analogue.

Avoir des connaissances aide heureusement aussi pour cela. Comme le montre un grand nombre de recherches, on s’améliore pour trouver des analogies au fur et à mesure qu’on acquiert de l’expérience dans un domaine. Alors que les novices se concentrent sur l’habillement d’un problème, les experts se concentrent sur la structure sous-jacente d’un problème. Dans une expérience classique, on a demandé à des novices et à des experts en physique de trier des problèmes de physique par catégories. Les novices ont trié en fonction des aspects superficiels du problème, c’est à dire selon que les problèmes avaient trait au printemps, au plan incliné etc. Les experts, eux, ont trié les problèmes sur les lois de la physique nécessaires pour les résoudre (par exemple la conservation de l’énergie). Les experts n’en savent pas seulement plus que les novices, ils voient vraiment les problèmes différemment. Pour beaucoup de problèmes, l’expert n’a pas besoin de raisonner, mais il fait plutôt appel à des solutions antérieures gardées en mémoire.

Dans certains domaines, savoir est plus important que raisonner ou être compétent pour résoudre des problèmes. Considérons le jeu d’échecs par exemple. Ce qui différencie les joueurs d’échec semble bien être le nombre de positions et de situations sur l’échiquier qu’ils connaissent plutôt que l’efficacité des tactiques pour déplacer les pions. Il y a deux façons de choisir le déplacement d’un pion. La première permet au joueur de reconnaitre quelle partie de l’échiquier est la plus critique et quelles pièces sont en bonne ou en mauvaise position, etc. Le second procédé du joueur est de raisonner. Il réfléchit à différents mouvements possibles et à leurs conséquences probables. Le processus de reconnaissance est très rapide et identifie les pièces sur lesquelles le raisonnement devra se concentrer. Mais le processus de raisonnement est très lent car le jouer doit réfléchir, consciemment, à chaque mouvement possible. Une étude récente montre un résultat intéressant : la mémoire rend compte de la plupart des différences entre les joueurs professionnels. On a comparé les performances de joueurs de haut niveau lors de tournois normaux ou minutés (blitz). Dans les tournois minutés, chaque joueur n’a que cinq minutes pour une partie, tandis que dans un tournoi normal la durée est de deux heures au moins. Dans le blitz, le jeu est si rapide que les joueurs n’ont pas le temps de réfléchir et pourtant leurs performances restent à peu près les mêmes. Ceci indique que ce qui fait qu’un joueur est meilleur qu’un autre, ce n’est pas son raisonnement, lent, mais la rapidité de sa capacité de reconnaissance (sa mémoire, autrement dit). Ce résultat est saisissant. Les échecs, prototype du jeu de raisonnement, devient un jeu de mémoire chez les joueurs de haut niveau. On estime que les meilleurs joueurs d’échecs ont enregistré dans leur mémoire entre 10 000 et 300 000 positions sur l’échiquier.

L’étude sur la compétence au jeu d’échecs est cohérente avec ce que nous disent les sciences de l’éducation. Une méta-analyse a évalué les résultats de 40 expériences qui étudiaient des interventions visant à améliorer les capacités d’élèves à résoudre des problèmes scientifiques. Les résultats ont montré que les interventions qui ont réussi étaient celles qui étaient conçues pour améliorer la base de connaissances des élèves. Les interventions particulièrement efficaces étaient celles où on demandait aux élèves d’intégrer et de relier différents concepts, par exemple en dessinant une carte conceptuelle ou en comparant différents problèmes. Les interventions conçues pour améliorer les stratégies de résolution de problèmes par les élèves avaient peu ou pas d’impact alors que le but de toutes ces expériences était d’améliorer la résolution de problèmes.


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Traduction en français par Anne Bernard-Delorme

2 Commentaires

  • Merci pour ce texte que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt.
    J’ai repéré quelques coquilles :

    quand nous écoutons ou que lisons : nous lisons
    ce qui est l’essentiel de que les élèves doivent faire : de ce que
    Ces deux problèmes vous donne une idée : donnent
    entre 10 000 and 300 000 positions : et
    Les résultats ont montré les interventions qui : que les interventions
    que but de : le but de

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    • Elena Pasquinelli

      Chère Jeanne (à vélo), merci infiniment pour votre attention et aide. Grâce à vous nous avons pu corriger les coquilles que vous nous avez signalées. Nous espérons que vous continuerez à nous suivre ! Bien à vous, Anne et Elena

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