[Interview] Pourquoi dormons-nous?

Diego Golombek est un biologiste argentin, professeur de l’Universidad Nacional de Quilmes où il dirige le laboratoire de chronobiologie, et chercheur au Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Tecnológicas (CONICET).
En France, l’Institut national du sommeil et de la vigilance a intégré la journée mondiale du sommeil au niveau national depuis 2000. En dehors de cette journée, des messages et des recommandations concernant le sommeil sont diffusés fréquemment. Pourtant, un problème « sommeil » persiste durablement dans notre société. Pour vous qui êtes un chercheur spécialiste de chronobiologie, voici nos questions !
Pourquoi dormir, quand dormir et combien de temps dormir ?
A vos trois questions, voici mes trois réponses. Nous ne savons pas, nous ne savons pas et nous ne savons pas. Mais nous avons tout de même quelques indices !

Pourquoi dormons-nous ?
- Dormir est aussi vital que manger ou boire
Le sommeil est vital, il est nécessaire à la vie. Des expériences déjà anciennes ont montré que des animaux de laboratoire ne survivent pas à une privation de sommeil de plus de deux semaines. Oui, c’est la même durée de survie que si on les prive de boire et de manger !
Ce n’est pas seulement le manque de repos : pendant le sommeil, notre cerveau est très actif, il se répare, se développe, guérit ses blessures, renforce la mémoire, etc.
Chez les humains, le record de privation de sommeil est d’environ 11 jours… avec des conséquences qui s’aggravent progressivement sur le plan de la santé mentale et du métabolisme. On ne récupère pas complètement d’une privation chronique de sommeil.
- Le manque de sommeil affecte les processus cognitifs
Le rôle du sommeil dans l’apprentissage et la mémoire est amplement prouvé : après une bonne nuit, les souvenirs sont consolidés dans la mémoire. Par conséquent, pour préparer un examen, c’est beaucoup mieux de dormir que de rester réveillé toute la nuit pour réviser.
- Le fœtus dort, on le sait, et peut-être même rêve-t-il.
L’organisation du cycle veille/sommeil continue pendant la période néonatale, guidée par l’horloge biologique interne, la présence de la mère et d’autres signaux de l’environnement.
Chez le nourrisson d’environ 7 mois, la composante circadienne (d’environ 24 heures) du cycle veille/sommeil se renforce, mais, je le répète, la famille continue à jouer un rôle important.

- Tous les animaux dorment
Tous les animaux dorment, même les invertébrés, quoique la définition du sommeil puisse être différente d’une espèce à l’autre. Il n’est pas possible, bien sûr, de faire des enregistrements des cycles du sommeil dans nombre d’espèces. Les chercheurs définissent en général les longues périodes de repos comme étant du « sommeil ».
Il y a même des preuves que pendant le sommeil de beaucoup d’animaux, et pas seulement chez les mammifères, surviennent des périodes que l’on peut qualifier de rêve.

Peut-on parler de sommeil chez les insectes ? La diversité des insectes et de leur mode de vie est incroyable. Cependant, ils prennent tous du temps pour se reposer. Les chercheurs ont observé dans la nature et en laboratoire que les insectes passent une grande partie de leur temps sans activité. La plupart de ces périodes inactives ont des ressemblances avec le sommeil des vertébrés. En effet, pendant ces périodes : -comme d’autres animaux qui prennent une position particulière en dormant (couché, recroquevillé, debout, sur une patte), les insectes adoptent une posture immobile et particulière : l’abeille pose ses antennes contre sa tête ; le papillon replie ses ailes, ses antennes en arrière; -de même que certains animaux dorment le jour et d’autres la nuit, certains insectes, comme les papillons de nuit, se reposent le jour et sont actifs la nuit pour se nourrir lorsque les oiseaux, leurs prédateurs, dorment. D’autres insectes se reposent la nuit : les abeilles doivent se reposer la nuit puisque certaines fleurs qu’elles butinent se ferment à l’obscurité; -dans leurs moments d’inactivité, les insectes sont moins sensibles aux perturbations de l’environnement. On peut les surprendre ou même les attraper plus facilement; -si on prive les insectes de sommeil, leur comportement change. Pendant la journée qui suit, ils sont beaucoup plus longtemps inactifs, ils récupèrent. Mais ce temps de récupération a des conséquences : ils repèrent moins bien leurs hôtes, leurs proies et leurs prédateurs ; ils « travaillent » moins, ils butinent moins par exemple… ; leur espérance de vie est diminuée. Les temps de sommeil, ou repos, des insectes sont indispensables à leur vie. Le sommeil des insectes est régulé notamment par leur système nerveux*, dont une horloge circadienne, ainsi que par des facteurs génétiques et métaboliques. *Le système nerveux des insectes est constitué d’une chaine de ganglions, reliés entre eux par des cordons nerveux ; certains ganglions ont fusionné pour former des structures plus volumineuses. Les ganglions cérébroïdes, qui constituent le « cerveau » des insectes, sont constitués de 3 paires de ganglions logés dans la tête. |
- Le sommeil est la fabrique du rêve
Oui, le sommeil comporte aussi cette caractéristique merveilleuse et mystérieuse : le rêve. Et le mystère est vraiment profond : chacun d’entre nous rêve (bien que personne ne se souvienne de ses propres rêves), mais nous ne savons toujours pas ce que cela signifie.
Les bébés et les jeunes enfants « rêvent » beaucoup, peut-être parce qu’ils recréent ce qui s’est passé pendant la journée, phénomène qui pourrait être relié à des mécanismes d’apprentissage.
Nous rêvons 4 à 5 fois chaque nuit. Quand on regarde quelqu’un qui dort, on peut observer des mouvements rapides des paupières ; si on réveille la personne juste à ce moment-là, il est très probable qu’elle pourra nous raconter ce dont elle rêvait précisément à cet instant.

Albert Anker 1895
Quand dormons-nous ?
- Nous dormons la nuit
L’espèce humaine est une espèce diurne. Lentement au cours de l’évolution, nous—et peut-être encore avant nos ancêtres—nous nous sommes adaptés à la lumière du jour et à la sécurité qu’elle procure pour nos activités (manger, chasser ensemble, se réunir), et à l’obscurité de la nuit pour notre repos dans des lieux sûrs (comme les grottes).
Toute notre physiologie s’est calquée sur le cycle solaire, avec des fonctions diurnes et fonctions nocturnes, ce qui peut être considéré comme une caractéristique « économique ». Selon notre répartition géographique, nous nous sommes également adaptés aux différences d’ensoleillement selon les saisons, spécialement aux latitudes extrêmes (comme la Finlande). Des expériences récentes montrent que notre comportement et notre physiologie gardent des traces de dépendance saisonnière ancienne, même si aujourd’hui la vie urbaine tend à brouiller les rythmes saisonniers.
- L’éclairage électrique, un ennemi de notre horloge circadienne
Depuis relativement peu de temps (fin du 19e siècle), est apparu un terrible ennemi de notre horloge circadienne. Cet ennemi, c’est la lumière électrique ! Son inventeur et promoteur, Thomas Edison, « fatigué de la tyrannie du sommeil » a voulu s’en débarrasser.
Oui, la lumière électrique a fait diminuer la durée totale de notre sommeil et augmenter nos heures de travail.
- Les nouveaux modes d’éclairages, LED, ne font qu’empirer la situation
Le passage aux ampoules LED n’a fait qu’empirer la situation. Nous ne dormons plus seuls ! Les écrans LED sont partout, télévisions, téléphones, tablettes, etc. La lumière des LED affecte notre horloge biologique en la trompant jusque tard dans la nuit : nous dormons moins et moins profondément. Mon équipe et d’autres ont comparé le sommeil de sociétés sans lumière électrique et de sociétés avec lumière électrique : il est clair que la lumière électrique a pour conséquence une diminution des heures de sommeil par nuit.
- Des différences dans le sommeil des uns et des autres
Nous avons tous une horloge biologique dans le cerveau. Elle dit au corps quelle heure il est et elle agit comme un chef d’orchestre en synchronisant les différents rythmes dans l’organisme. Cependant, le timing de ces horloges varie selon les individus, allant des « alouettes » du matin aux « hiboux » du soir. C’est ce qu’on appelle des chronotypes.
Un chronotype combine des facteurs endogènes, sociaux et environnementaux ; il se modifie au cours de l’existence, les adolescents étant plutôt des « hiboux » et les personnes âgées étant plutôt matinales.
- Les adolescents ont des horaires différents de ceux de l’enfant et de ceux de l’adulte : aménager les horaires d’enseignement au collège et au lycée
Regardons le retard de l’horloge biologique des adolescents. Nous savons tous qu’ils ont tendance à faire beaucoup de choses tard dans la nuit et qu’ils croient que c’est simplement une caractéristique culturelle. Oui, cela l’est, mais cela dépend également des contraintes biologiques imposées par le fait que les aiguilles de leur horloge biologique pointent vers les heures tardives. Cela ne poserait pas de problème particulier, sauf que les horaires de lycées commencent généralement tôt le matin et que les élèves sont, disons, endormis.
Plusieurs essais à travers le monde ont démontré que retarder l’heure de début des cours a pour résultat des élèves de meilleure humeur, en meilleure santé et avec de meilleurs résultats.

Combien de temps dormons-nous, combien de temps devrions-nous dormir ?
Des adultes accueillis dans un laboratoire de recherche sur le sommeil auxquels on demande de dormir aussi longtemps qu’ils le souhaitent, dorment en moyenne 8h1/2. Mais ces conditions sont évidemment très loin de celles de la vie réelle.
Les adultes ont besoin d’au moins 7 heures de sommeil, et les adolescents pas moins de 8 heures. Les enfants devraient avoir au moins 9 heures de sommeil par nuit.
- Nos modes de vie réduisent notre temps de sommeil : c’est préjudiciable
Nos sociétés valorisent les longues soirées et les dîners tardifs. Les spectacles à la télévision ou en streaming sur nos ordinateurs envahissent nos chambres, ils nous volent de précieuses heures de sommeil.
Les conséquences de cette privation chronique sont diverses, allant de la somnolence diurne, des changements d’humeur jusqu’à des troubles métaboliques, cognitifs et autres.
- Les conditions socio-économiques (la pauvreté, la promiscuité, le bruit…) ont un effet sur la quantité de sommeil et sur sa qualité
L’environnement dans lequel nous dormons est crucial : l’idéal est de réunir obscurité, silence, fraîcheur de la pièce.
La pauvreté et la surpopulation réduisent les chances d’un bon sommeil et augmentent les difficultés sociales et sanitaires.
Nous devons éduquer la société en insistant sur les bénéfices du sommeil. Contrairement à ce qu’on croit généralement, dormir n’est pas « éteindre » notre organisme. Le sommeil est vital pour nous et tout notre fonctionnement. Une société qui n’accorde pas d’importance au sommeil, qui ne reconnaît pas l’importance du sommeil fait face à des problèmes de productivité, d’éducation, de santé qu’elle pourrait éviter. La réduction du temps de sommeil est une question de santé publique.

Une dernière question… Au fond, chacun sait que le sommeil est très important. Mais alors pourquoi est-ce si difficile d’adopter des façons de vivre en accord avec ce savoir ?
Nous avons tous quelque chose en commun : nous dormons, tous.
Nous pourrions donc tous devenir des « scientifiques du sommeil ».
Nous pourrions commencer nos recherches en observant nos cycles de sommeil et ceux de notre entourage proche, famille, amis, animaux domestiques et en notant nos observations dans un carnet de sommeil.
Tenir un journal « sommeil » est la première étape : reporter nos heures d’éveil, de sommeil (incluant les siestes), sept jours sur sept, afin d’explorer notre régularité, nos horaires et notre efficacité.
La mise en évidence d’une différence entre les jours de semaine et le weekend peut être considérée comme une fenêtre nous permettant de voir ce qu’on peut appeler le « jetlag social », c’est à dire la distance entre nos horloges internes et les contraintes externes.
Le sommeil est une icône culturelle : mettre en évidence des différences entre différents types de sociétés pourrait nous éclairer sur ce besoin ancestral.
Nous pourrions tous, grâce à cette recherche participative, contribuer à informer et à faire prendre conscience de l’importance du sommeil.
Quelques publications de Diego Golombek
- Tortello, C., Agostino, P. V., Folgueira, A., Barbarito, M., Cuiuli, J. M., Coll, M., … & Vigo, D. E. (2020). Subjective Time Estimation in Antarctica: The impact of extreme environments and isolation on a time production task. Neuroscience Letters, 134893.
- Diez, J. J., Plano, S. A., Caldart, C., Bellone, G., Simonelli, G., Brangold, M., … & Vigo, D. E. (2020). Sleep misalignment and circadian rhythm impairment in long-haul bus drivers under a two-up operations system. Sleep health.
- Diaz Costanzo, G., & Golombek, D. (2020). The quest for scientific culture. Journal of Science Communication, 19(1), R01.
- Acosta, J., Bussi, I. L., Esquivel, M., Höcht, C., Golombek, D. A., & Agostino, P. V. (2020). Circadian modulation of motivation in mice. Behavioural Brain Research, 382, 112471.
- Laje, R., Agostino, P. V., & Golombek, D. A. (2018). The times of our lives: interaction among different biological periodicities. Frontiers in Integrative Neuroscience, 12, 10.
- Tortello, C., Barbarito, M., Cuiuli, J. M., Golombek, D. A., Vigo, D. E., & Plano, S. A. (2018). Psychological adaptation to extreme environments: Antarctica as a space analogue.
- Plano, S. A., Casiraghi, L. P., García Moro, P., Paladino, N., Golombek, D. A., & Chiesa, J. J. (2017). Circadian and metabolic effects of light: implications in weight homeostasis and health. Frontiers in neurology, 8, 558.
- Leone, M. J., Slezak, D. F., Golombek, D., & Sigman, M. (2017). Time to decide: Diurnal variations on the speed and quality of human decisions. Cognition, 158, 44-55.
- De la Iglesia, H. O., Moreno, C., Lowden, A., Louzada, F., Marqueze, E., Levandovski, R., … & Czeisler, C. A. (2016). Ancestral sleep. Current biology: CB, 26(7), R271.
- De La Iglesia, H. O., Fernández-Duque, E., Golombek, D. A., Lanza, N., Duffy, J. F., Czeisler, C. A., & Valeggia, C. R. (2015). Access to electric light is associated with shorter sleep duration in a traditionally hunter-gatherer community. Journal of biological rhythms, 30(4), 342-350.
- Golombek, D. A., Bussi, I. L., & Agostino, P. V. (2014). Minutes, days and years: molecular interactions among different scales of biological timing. Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, 369(1637), 20120465.
- Cermakian, N., Lange, T., Golombek, D., Sarkar, D., Nakao, A., Shibata, S., & Mazzoccoli, G. (2013). Crosstalk between the circadian clock circuitry and the immune system. Chronobiology international, 30(7), 870-888.
- Golombek, D. A., & Rosenstein, R. E. (2010). Physiology of circadian entrainment. Physiological reviews, 90(3), 1063-1102.
- Golombek, D. A., & Cardinali, D. P. (2008). Mind, brain, education, and biological timing. Mind, Brain, and Education, 2(1), 1-6.
Interview réalisée par Anne Bernard-Delorme, mai 2020