[Témoignage] Ma rencontre avec les sciences cognitives

N’ayant eu en charge que des cours doubles ou triples en cycle 3 en zone rurale, les problématiques d’attention (pour conduire les élèves à mener leur tâche à leur terme), de mémorisation (pour leur permettre de mémoriser en classe puis à la maison) et de métacognition (pour leur permettre de faire évoluer leurs procédures) occupaient l’essentiel de mes interrogations et de mes lectures, souvent pédagogiques ou didactiques mais jamais « scientifiques ». Séverine Merlin-Conchin – Conseillère pédagogique
A partir de tâtonnements…
Mes tâtonnements m’ont conduite peu à peu à élaborer des jeux de mémorisation. D’abord utilisés lors de temps de soutien scolaire, ils ont intégré les séances d’apprentissage lorsque l’inspectrice de l’époque est venue accompagner des Inspecteurs Généraux en visite dans notre petite école de quatre classes. Leurs encouragements quant à la pertinence de ces jeux et à leurs effets sur les apprentissages m’ont poussée à sauter le pas : les utiliser en classe sans culpabilité (oui, on peut jouer en classe de CM2 !) puis à progressivement mettre en place une ludothèque de prêt où les jeux permettant un feed-back immédiat devenaient le travail personnel de l’élève, l’équivalent des « devoirs à la maison » : courts, rapides, avec feed-back et avec, ce que je découvrirai plus tard, un rythme de révision expansé. A chaque période de vacances, les élèves partaient avec des jeux qu’ils partageaient avec leurs cousins, cousines. Lors des réunions de parents, les jeux étaient mis à disposition pour que ceux-ci puissent y jouer et voir l’intérêt de leur utilisation à la maison.
Je ne connaissais pas la courbe d’Ebbinghaus ni le principe des cartes de Leitner mais, avec les élèves, nous avions remarqué ensemble qu’une sollicitation répétée des cartes recto-verso échouées était nécessaire. Aussi, nous la mettions en place en classe par l’identification d’items échoués que nous réactivions fréquemment au cours de la journée dans ce qui s’apparente aujourd’hui aux sacs à souvenirs. De la même façon, je ne connaissais pas la distinction que fait André Tricot entre les apprentissages primaires et secondaires mais j’avais identifié les moteurs des premiers comme d’intéressants moyens pour conduire aux seconds. Les situations ludiques et de coopération entre élèves occupaient ma réflexion et cela m’a amenée à m’intéresser aux variables du jeu que j’ai étudiées lors de mon mémoire de CAFIPEMF : variables didactiques mais aussi variables ludiques pour s’engager dans la tâche et éprouver du plaisir. Mes jeux ont alors évolué pour inclure systématiquement une variable de hasard : des points à gagner, des cartes chances, des défis à réaliser… Ainsi, si on maîtrisait le savoir, on avait davantage de chances de gagner mais cela n’était pas la condition sine qua non !
De la même façon, j’avais observé que sur un jeu de l’oie avec 4 joueurs, chacun ne joue qu’un quart du temps : c’est bien peu. Le problème essentiel était le manque d’engagement des élèves lorsqu’un camarade jouait : alors que ce qu’allait répondre le joueur et les procédures qu’il utilisait aurait pu les aider, les autres élèves n’y prêtaient qu’une attention relative et le bénéfice était bien réduit. De plus, une fois le jeu terminé, il fallait aller à la course « au jeu suivant » pour ne pas lasser les élèves : il me fallait un moyen d’optimiser aussi mon temps à moi en créant un jeu qui réponde à plusieurs contraintes : faire jouer tous les élèves sur 100 % du temps, faire confronter les procédures, garder du ludique par de l’incertitude et être évolutif pour ne pas passer mes nuits à créer des jeux de mémorisation et d’entraînement. Les règles ont alors évolué pour aboutir à un jeu déposé à l’INPI et proposé en téléchargement gratuit aux classes de la circonscription : le jeu de l’oie évolutif à cartes. Il suffisait alors de créer quelques lots de cartes et de les panacher pour changer les jeux.
… vers un monde riche d’éclairages permettant de faire des choix conscientisés
Lorsque je suis devenue Conseillère pédagogique, la rencontre « officielle » avec les sciences cognitives a eu lieu : c’est là que j’ai compris ce qui avait guidé mes tâtonnements et mes choix : réactiver par interrogation (et auto-interrogation) avec un rythme expansé (Roediger, Lieury), faire confronter les procédures en faisant générer de l’information (Chi & Wylie), construire des pas à pas de mini-missions pour les élèves laissés en autonomie (Lachaux). J’ai alors compris les fondements scientifiques qui m’avaient conduite, par observation des effets produits sur les élèves et par intuitions, à des gestes alors non conscientisés.
Mes souvenirs d’étudiante en sciences dans les modules portant sur la neurologie sont réapparus : les synapses sur lesquelles j’avais planché un partiel entier avec, je m’en rappelle parfaitement aujourd’hui après l’avoir oublié, un schéma de la communication nerveuse sur une double-page à élaborer. J’ai découvert aussi un monde riche d’éclairages me permettant de faire des choix conscientisés : la théorie d’Olivier Houdé, les compétences précoces des bébés, la compréhension de dys-, des neuromythes…
Les rencontres au cours de formations menées à La main à la pâte (Elena Pasquinelli, Caroline Huron, Olivier Houdé, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Emmanuel Sander, Calliste Scheibling-Sève…) me permettaient de comprendre des choix que j’avais faits et de comprendre pourquoi ces choix étaient ou pas pertinents. C’est alors que j’ai à la fois ressenti la satisfaction d’avoir analysé de façon juste les situations de classe qui m’ont conduite aux choix faits mais aussi l’insatisfaction de se dire que toutes ces connaissances étaient disponibles et que, peut-être, j’aurais pu gagner du temps et de l’efficacité en y ayant eu accès avant mes tâtonnements. Je me suis en effet rappelé des propositions qui me semblent aujourd’hui moins pertinentes et qui ont pu mettre mes élèves en difficulté malgré moi.
Accéder au savoir permet de mieux comprendre des situations de classes ou les réponses des élèves, permet de faire des choix conscientisés et donc d’optimiser ses gestes professionnels : « je sais pourquoi ça marche donc je l’utilise au bon moment et de la bonne façon » bien qu’identifier ou anticiper le « bon moment, la bonne façon » relèvent de dilemmes complexes pour l’enseignant.
Les résultats des sciences cognitives pour permettre de comprendre le monde et non dicter les pratiques enseignantes
Loin d’être réducteurs, les résultats de la science sont éclairants sans être dirigistes : ils ne dictent pas comment bien faire, ils expliquent pourquoi tel geste est pertinent dans telle situation, ce qui conduit à adopter une démarche d’investigation dans sa classe. Ils évitent alors aussi la perte de temps : certaines théories sont désormais obsolètes.
Ces résultats mènent à l’humilité : accepter qu’on ne sache pas tout, accepter que les résultats soient mis en controverse les uns avec les autres et donc… se donner aussi le temps de la science en évitant la précipitation d’une traduction d’une étude isolée en gestes professionnels ou pistes pédagogiques trop précoces. S’intéresser aux sciences cognitives conduit finalement à adopter un esprit critique dans ses gestes professionnels ou ses situations pédagogiques : ceux que l’on construit soi-même, ceux qu’on nous propose d’adopter, les situations proposées dans les manuels ou sur des sites internet… être un enseignant critique pour gagner en efficacité et humilité : ce n’est pas parce que l’enfant ne montre pas qu’il sait, qu’il ne sait pas. Humilité encore car la traduction des résultats de la recherche en gestes professionnels et en situations pédagogiques n’est pas simple : le « yaplukafokon » est toujours synonyme d’écueils à venir. « Si c’était simple, ça se saurait ». A quel stade de l’apprentissage est-on ? Quel est le format de la connaissance visée ? (A. Tricot) Cela nécessite de s’outiller didactiquement sur le domaine au risque, si on ne le fait pas, de tomber dans l’astucerie qui… fonctionne rarement. Inclure les sciences cognitives en formation permet de susciter la controverse en croisant les regards des chercheurs quel que soit le domaine dans lequel ils interviennent : acteurs de la formation, didacticiens, scientifiques… Les regards de chacun sont utiles et nécessaires.
Les sciences cognitives ou l’enzyme qui, de plusieurs savoirs isolés, conduit à un tout cohérent
C’est donc ce domaine que j’ai investi en formation personnelle et que je réinvestis dans le cadre de mes missions d’accompagnement des collègues : formations auprès de la Main à la pâte, Colloques scientifiques (ARN, Conseil scientifique), lectures et lectures et lectures, dévorées comme des romans car riches de données à traduire en gestes professionnels à mettre à l’épreuve de la classe à son tour… Ce domaine me permet de tisser des liens dans les formations que je mène car il intéresse les collègues en classe : qui n’a pas envie de connaître ce qui se passe dans la « boîte noire de l’élève » ? De possibles ilots de connaissances en formations sont toujours liés par les problématiques de la mémorisation, de l’attention et du raisonnement : les sciences cognitives peuvent alors être l’enzyme qui, de plusieurs savoirs isolés, conduit à un tout cohérent qui outille alors les enseignants pour qu’ils fassent des choix éclairés, raisonnés et conscientisés. L’enseignement explicite ou la métacognition n’apparaissent plus comme des modes qui passeront mais comme des gestes à continuer d’éprouver, de façon critique et outillée, dans la situation complexe qu’est la classe.
A l’heure où faire preuve d’esprit critique est une exigence que doit avoir chaque citoyen, faire preuve d’esprit à l’égard des gestes et des situations qu’on propose est également un geste professionnel appuyé par le référentiel des compétences des enseignants. Deux compétences en particulier conduisent les enseignants à tenir compte des résultats de la science dans leur pratique et leur développement professionnel. La compétence 3 s’intitulant « Connaître les élèves et les processus d’apprentissage » cite explicitement la nécessité pour chaque enseignant de connaître les concepts fondamentaux de la psychologie de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte, mais aussi de connaître les processus et les mécanismes d’apprentissage, en prenant en compte les apports de la recherche. La compétence 14, quant à elle, engage les enseignants « dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel ». Pour cela il leur est indiqué de Compléter et actualiser ses connaissances scientifiques, didactiques et pédagogiques, mais aussi se tenir informés des acquis de la recherche afin de pouvoir s’engager dans des projets et des démarches d’innovation pédagogique visant à l’amélioration des pratiques. Or, accompagner les collègues à enrichir et développer ces compétences professionnelles est au cœur du métier de formateur. Les sciences cognitives apparaissent donc un domaine incontournable des connaissances des conseillers pédagogiques dont les missions les conduisent à élaborer et mettre en œuvre des modules de formations mais aussi à accompagner les collègues au cœur de leur pratique quotidienne en effectuant des visites-conseils ou co-animant des séances de classe. Ces derniers doivent donc eux-mêmes être solidement outillés, alertés des résultats de la recherche et des fondements théoriques guidant les choix opérés au même titre qu’ils peuvent l’être en didactique et pédagogie. Ils peuvent alors apparaître comme l’interface nécessaire à la rencontre de deux mondes paraissant éloignés mais qui ont besoin l’un de l’autre avec réciprocité, les qualités de l’un enrichissant celles de l’autre : le monde de la recherche et celui de l’éducation.
« J’ai découvert aussi un monde riche d’éclairages me permettant de faire des choix conscientisés : la théorie d’Olivier Houdé, les compétences précoces des bébés, la compréhension de dys-, des neuromythes… »
« Les rencontres au cours de formations menées à La Main à la pâte (Elena Pasquinelli, Caroline Huron, Olivier Houdé, Ghislaine Dehaene-Lambertz, Emmanuel Sander, Calliste Scheibling-Sève…) me permettaient de comprendre des choix que j’avais faits et de comprendre pourquoi ces choix étaient ou pas pertinents.«
Références
« De la même façon, je ne connaissais pas la distinction que fait André Tricot entre les apprentissages primaires et secondaire… »
- André Tricot : Des connaissances primaires et secondaires qui requièrent des mécanismes d’apprentissage spécifiques
« … c’est là que j’ai compris ce qui avait guidé mes tâtonnements et mes choix : réactiver par interrogation (et auto-interrogation) avec un rythme expansé (Roediger, Lieury), faire confronter les procédures en faisant générer de l’information (Chi & Wylie), construire des pas à pas de mini-missions pour les élèves laissés en autonomie (Lachaux).«
Livres
- Brown, P. C., Roediger, H. L., McDaniel, M. A., & Pasquinelli, E. (2016). Mets-toi ça dans la tête ! : les stratégies d’apprentissage à la lumière des sciences cognitives. Editions Markus Haller.
- Lieury, A. (2013). Le livre de la mémoire. Dunod.
- Tricot, A. (2017). Les contraintes spécifiques des apprentissages scolaires.
- Lachaux, J. P. (2016). Les Petites bulles de l’attention : Se concentrer dans un monde de distractions. Odile Jacob.
- Houdé, O. (2019). L’intelligence humaine n’est pas un algorithme. Odile Jacob.
- Gopnik, A., Meltzoff, A. N., & Kuhl, P. K. (2005). Comment pensent les bébés ?. Le Pommier.
- Huron, C. (2011). L’enfant dyspraxique: mieux l’aider, à la maison et à l’école. Odile Jacob.
- Pasquinelli, E. (2015). Mon cerveau, ce héros: mythes et réalité. le Pommier.
- Gros, H., Gvozdic, K., Sander, E., & Scheibling-Sève, C. (2018). Les neurosciences en éducation. Retz.
- Hofstadter, D., & Sander, E. (2013). L’Analogie, cœur de la pensée. Odile Jacob.
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